Nations et communautés
La construction des artifices qui font notre fierté - épisode 3/4

[29/03/2023]

Vous vous dites depuis longtemps que ceux qui font de grands discours sur la nation avec des tremolos dans la voix sont à côté de la plaque, mais il vous est difficile d’expliquer pourquoi ? Vous trouverez des réponses complètes dans cette série d’articles.


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Par Alessio Motta

Episode 3/4 : Belles histoires de nations

Les manuels scolaires de l’époque sont un témoignage du rôle joué par l’école dans la diffusion de l’idée de nation. En 1877, l’écrivaine Augustine Fouillée publiait sous le pseudonyme G. Bruno Le tour de la France par deux enfants. Tiré à huit millions d’exemplaires dans les décennies qui suivent, distribué dans les écoles et utilisé jusqu’au milieu du 20e siècle, ce livre servait à la fois à l’apprentissage de la lecture, du civisme, de la géographie et de l’histoire de France. On y suivait deux enfants orphelins lorrains, et par conséquent devenus allemands malgré eux en 1871, qui se rendent en France. Chaque chapitre leur apprend, par une rencontre, une nouvelle chose sur une région et un moment de l’histoire de France. Chaque chapitre s’accompagne également d’une morale qui établit un lien direct entre de grands personnages ou moments qui ont fait l’histoire du pays et le devoir de mémoire et de dignité des enfants. Toute cette histoire, c’est leurs racines ! Du moins, c’est ce qu’on a fait croire aux jeunes lecteurs.


« Oh ! s’écria Julien tout ému de sa lecture, je n’hésiterais pas, moi, et j’aimerais encore mieux souffrir tout ce qu’a souffert Vercingétorix que d’être cruel comme César. – Et moi aussi, dit Jean-Joseph. Ah, que je suis content d’être né en Auvergne comme Vercingétorix. » Si Jean-Joseph avait disposé de moyens sérieux pour examiner ses origines, il aurait peut-être réalisé qu’il avait plus de sang romain que gaulois et que son mode de vie avait emprunté bien plus aux techniques diffusées dans l’empire romain qu’aux cultures gauloises.


Les histoires qui remplissaient les manuels scolaires étaient pleines de choix arbitraires. Certaines étaient écrites par des auteurs qui croyaient à leur vérité, parce que leur connaissance de l’histoire était très imparfaite. D’autres avaient simplement pour but d’inculquer une morale et un sens de la nation aux enfants. Dans tous les cas, il ne s’agissait que d’histoires. Les auteurs de manuels et enseignants ont donc appris aux enfants qu’ils faisaient partie d’une nation et d’un destin commun en leur présentant des mythes sur le Moyen-Âge et l’Antiquité. Une bonne partie de ces mythes « anciens » ont été créés de bric et de broc au 19e siècle.

Illustration : Le tour de la France par deux enfants utilisait aussi la « science » de l’époque pour apprendre aux enfants que l’une des chances qu’ils devaient à la nation française était d’appartenir à une race supérieure.

Aujourd’hui, des choses ont changé, mais n’allez pas croire que nous sommes épargnés par les croyances infondées. Nous continuons à lire et entendre quotidiennement des récits inspirés de ces grands mythes sans toujours pouvoir faire le tri entre le vrai et le faux. Nous continuons aussi à apprendre et transmettre tout un tas de traditions et savoirs supposés ancestraux qui font l’« identité française » mais qui, étrangement, datent généralement, eux aussi du 19e siècle quand ils ne sont pas plus récents. Dans La création des identités nationales, publié en 1999, l’historienne Anne-Marie Thiesse montre qu’une part essentielle de nos rituels, costumes traditionnels et autres folklores nationaux et régionaux ont été diffusés à partir de cette époque. Ils ne seraient pas arrivés jusqu’à nous sans le volontarisme des nationalistes du 19e siècle.


La fameuse cuisine traditionnelle française est une création aussi récente, mélange d’inventions toutes fraiches et d’appropriation de vieilles recettes issues du reste du monde. Les humains de multiples cultures depuis plusieurs millénaires ont fabriqué des galettes rondes et plus ou moins épaisses, mais la galette bretonne que nous connaissons aujourd’hui est datée du milieu du 19e siècle. Le foie gras trouve des origines dans l’Égypte antique et se dégustait dans l’empire romain. Il a été diffusé ensuite par des communautés juives d’Europe centrale et de l’Est. Sa fabrication s’est développée sur le territoire français seulement à partir des 17e et 18e siècle, notamment grâce à des textes royaux assurant que l’on devait torturer les oies et canards avec savoir-faire. Mais beaucoup de pays pourraient le revendiquer dans leur héritage. La fondue bourguignonne date du 20e siècle ; la tartiflette, des années 1970 ou 1980.


Comme pour toutes les nations, l’identité française n’est donc pas le fruit de racines historiques profondes, mais plutôt d’une volonté de porter le regard sur ce qui nous fait croire à sa réalité. La culture française n’existe que parce que l’on a décidé de dessiner des frontières dans l’immense patchwork des pratiques locales et mondiales et de focaliser les regards d’un grand nombre de gens sur ces frontières. Nos plus grands symboles en sont un exemple flagrant. Le Louvre est aujourd’hui connu principalement pour sa toile la plus célèbre, la Joconde. Cette peinture réalisée au début du 16e siècle par un peintre et ingénieur Toscan ne serait qu’un tableau parmi d’autres aux yeux du monde si elle n’avait pas été volée au début du 20e siècle. Ce vol a été le point de départ de nombreux romans et histoires qui ont fait l’essentiel de la renommée nationale et internationale du Louvre. L’autre grand symbole du Louvre, beaucoup plus récent, est sa pyramide de verre, hommage évident aux tombeaux antiques d’Égypte. Les concepteurs de la tour Eiffel ont repris un projet américain. Et réciproquement, la Statue de la liberté, au cœur de l’identité américaine, est largement française. Qu’est-ce qui est français et qu’est-ce qui ne l’est pas ?


Oserai-je parler des objets que nous utilisons tous les jours ? Nos vêtements, ordinateurs et smartphones ne nous font pas vivre « à la française » et ne doivent pas grand-chose au savoir-faire français. Ce sont les mêmes que dans la plupart des pays du monde. Ces objets sont essentiellement fabriqués en Asie, puisque les capitaines d’industrie de la nation ont délocalisé leurs usines comme l’ont fait ceux des pays voisins. Un peu plus, même. Le savoir-faire est celui des techniciens et ouvriers bangladais, chinois ou vietnamiens. Ils se révèlent très compétents malgré la fatigue qu’entrainent leurs 50 à 90 heures de travail par semaine, si l’on en croit les rapports d’enquêtes des ONG.


Les conditions de production de ces objets sont telles que nous pourrions avoir honte d’accepter de les importer et de les acheter. Mais nous le faisons, et aimons en même temps nous proclamer le « pays des Droits de l’homme » grâce, semble-t-il, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’histoire des droits de l’homme a pourtant connu plusieurs déclarations comparables avant, au Royaume-Uni, aux États-Unis et ailleurs. Les rédacteurs de la déclaration de 1789 ont été influencés par la révolution américaine, par la constitution Corse de 1755, par le voyageur genevois Jean-Jacques Rousseau et d’autres penseurs du reste de l’Europe. Si les Français n’ont pas inventé les droits de l’homme plus que le reste du monde, pourquoi croire à ce « pays des droits de l’homme » ? Peut-être parce qu’ils respecteraient ces droits plus que les autres ? Il ne semble pas : si l’on regarde quels pays accueillent le plus de migrants par habitants, la France n’est ni à la tête, ni dans la queue du peloton. Idem pour les statistiques sur les discriminations, le nombre de sans domiciles ou les violences policières, au sujet desquelles la France fait l’objet de plusieurs signalements internationaux. Et si l’on regarde l’histoire des deux derniers siècles dans son ensemble ? « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »… Une telle déclaration laissait présager le meilleur. Mais ça n’a pas empêché la France, comme plusieurs de ses voisins, de pratiquer l’esclavage au 19e siècle. Ni d’envoyer plusieurs centaines de milliers de pauvres gens à la mort pour satisfaire la soif qu’avait Napoléon d’un empire toujours plus grand. Quel que soit notre avis sur ces événements, ni la répression sanglante des soulèvements populaires du 19e siècle, ni le régime de Vichy, ni la guerre d’Algérie n’aident à comprendre pourquoi nous prétendons être le pays des droits de l’homme.


Les plats, monuments et symboles de la nation ne font des Français un peuple à part que s’ils choisissent de regarder là où ça les arrange. Autrement, ils ne sont que des humains parmi les autres. Vous voyez ces commentateurs sportifs qui s’évertuent à souligner à quel point la performance de la française arrivée huitième était belle et originale, ou à insister sur le fait que le médaillé d’or russe a une grand-mère française et que nous pouvons donc être fiers ? C’est ce que les nationalistes ont fait de l’Histoire. Dois-je me sentir fier et redevable de la nation française plus qu’autre chose grâce au foie gras et au Louvre ? Vous pouvez dire oui et trouver cela agréable. Si cela vous fait plaisir, vous pouvez même être nostalgique de la France imaginaire racontée par les manuels scolaires d’avant-guerre, mais ne faisons pas de tout ça des vérités historiques.


En 1892, un compositeur tchèque à succès rejoint les États-Unis. On comprend facilement qu’Antonín Dvořák ait accepté de devenir directeur du Conservatoire national de New York : le salaire était parait-il quinze fois supérieur à ce qu’il touchait en Europe. Là, il a composé son œuvre devenue la plus célèbre : la symphonie « du Nouveau monde ». Le succès est grand et l’œuvre rejoindra les grands symboles américains, au point d’accompagner Neil Armstrong sur la lune 76 ans plus tard. Pour se convaincre du fait que cette symphonie avait pleinement sa place dans le patrimoine des USA, beaucoup de critiques musicaux et commentateurs américains y ont débusqué des influences des mélodies indo-américaines et des chants noirs américains. Dvořák lui-même a donné de la matière à leur recherche en admettant certaines de ces influences. Mais qu’elle soit débutante ou exercée, une oreille débarrassée de la passion pour la nation américaine, à laquelle on offre la possibilité de comparer différents styles musicaux, se rendra à l’évidence : la symphonie s’inscrit avant tout dans la musique classique germanique dans laquelle Dvořák a baigné pendant ses cinquante premières années.


Au 20e siècle, la volonté d’écrire de belles histoires de nations a inspiré beaucoup de gens. Les mouvements autonomistes et indépendantistes régionaux ont cherché à démontrer, en communiquant sur des recettes de cuisine, drapeaux et folklores en tous genres, ce qui faisait l’identité de leur peuple ou nation. Elle a aussi inspiré une partie des politiciens, hauts fonctionnaires et autres militants du renforcement de l’Union européenne. Dans les dernières décennies du 20e siècle, un effort particulier a été mis en œuvre pour construire ou entretenir des croyances donnant envie aux citoyens des états membres de se sentir Européens. L’Europe aurait une histoire commune, des racines communes, des traditions… Ici encore, certains disent que nos racines communes sont chrétiennes, d’autres disent qu’elles tiennent surtout à une certaine idée des droits de l’homme et du progrès humain. Oui, l’Europe a une histoire commune, parce que le monde entier a une histoire commune depuis plusieurs siècles. Mais si l’on s’intéresse de près à l’histoire, on verra immanquablement que Marseille a une histoire bien plus liée aux côtes d’Afrique du Nord qu’à la Belgique. Ou que l’histoire du port du Havre est bien plus liée à celle du commerce des esclaves et à ses bases africaines et américaines qu’à celle de la campagne bavaroise. Dire que l’Europe a une histoire et des racines communes n’est ni vrai, ni faux. C’est un choix.

La suite dans l'épisode 4