Nations et communautés
La construction des artifices qui font notre fierté - épisode 4/4

[12/04/2023]

Vous vous dites depuis longtemps que ceux qui font de grands discours sur la nation avec des tremolos dans la voix sont à côté de la plaque, mais il vous est difficile d’expliquer pourquoi ? Vous trouverez des réponses complètes dans cette série d’articles.


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Par Alessio Motta

Episode 4/4 : Nationalismes, communautarismes et exclusion

Les nationalismes régionaux et européen de la seconde moitié du 20e siècle nous ont montré que, malgré l’expérience très douloureuse des guerres mondiales, les nations peuvent continuer à déchainer les passions. La concurrence entre les nations établies pour la plupart au 19e siècle en Europe et ces nationalismes à de nouvelles échelles a conduit beaucoup d’humains à vouloir rappeler que la nation à laquelle ils croient est plus importante que le reste. En 2017, après les refus du royaume d’Espagne de mettre en place un vote officiel, le puissant mouvement indépendantiste de Catalogne a organisé lui-même un référendum pour la création d’une République catalane. Cherchait-on à arracher une jambe à la nation espagnole ? La réaction de Madrid a été aussi sanguine que s’il s’agissait de cela, à l’image de la violence avec laquelle des policiers nationaux sont intervenus pour s’emparer des urnes. Certains pays ont un rapport un peu plus souple à la nation parce qu’ils ont admis être composés de plusieurs nations, comme le Royaume-Uni. Mais cela n’empêche pas qu’un peu partout en Europe, s’affrontent politiquement ceux qui défendent l’importance primordiale de la nation dans laquelle ils ont grandi et ceux qui, sans forcément dire « nation », disent que notre histoire et notre destin sont inscrits dans la nation européenne. Rien de tel, pour convaincre un paquet de gens de l’importance de leur nation, que de brandir une autre nation ou communauté.


Même en quittant l’exemple des nations, c’est souvent la volonté de se distinguer d’un autre groupe qui crée une communauté. En 1965, dans un livre qui s’intitulera en français Logiques de l’exclusion, les sociologues Norbert Elias et John Scotson publiaient les histoires étonnantes issues d’une enquête dans une petite ville du centre de l’Angleterre à la fin des années 1950. Celle-ci est composée de trois quartiers. Le premier est essentiellement bourgeois, le deuxième et le troisième, séparés par une voie de chemin de fer, sont ouvriers. Sauf que le deuxième quartier est composé de foyers installés au moins depuis l’entre-deux-guerres, les « établis », alors que les familles du troisième, les « outsiders » sont arrivées récemment, suite à la Seconde guerre mondiale et aux bombardements subies par plusieurs villes du royaume. Les familles des deux quartiers ouvriers ont des emplois et des revenus comparables, travaillent souvent dans la même usine, le chômage ne menace pas de créer une concurrence particulière, aucune différence raciale, religieuse ou culturelle n’est à constater. Et pourtant, les auteurs sont frappés par ce qui ressemble à un « racisme sans races » contre les habitants du troisième quartier.


Les établis, qui ressemblent pourtant aux outsiders, les méprisent, voient en eux des alcooliques, des gens sans morale, ils accusent leurs enfants d’être des délinquants… Les ragots sont nombreux. Les outsiders sont regardés de travers et rejetés des lieux de sociabilité installés, comme les associations, les cafés, l’église et les espaces publics situés à proximité. En toute logique, ils évitent donc ces endroits, ne s’investissent pas dans la vie locale et laissent les postes associatifs et la paroisse entre les mains des établis. Non seulement cela confirme aux yeux des établis que les outsiders sont des gens de peu de valeur, mais c’est dans ces lieux de sociabilité que circulent le plus les ragots et l’absence de ces derniers permet de casser d’autant plus facilement du sucre sur leur dos. Ce phénomène d’exclusion agit comme une prophétie autoréalisatrice également sur la délinquance des jeunes du troisième quartier, qui sont exclus d’une partie des activités collectives de loisir. Un cercle vicieux. Cette logique rappelle une observation des années 1940 relayée par le sociologue Robert Merton : des syndicats américains refusaient d’intégrer les noirs au motif que ces derniers brisaient les grèves en continuant à travailler. Mais comment voulez-vous vous mettre en grève, si vous êtes ouvrier, sans la protection du syndicat ? Les établis ne le font pas forcément dans ce but conscient, mais les ragots leurs permettent de renforcer leur sentiment d’être un groupe légitime par son ancienneté, supérieur et soudé… au point d’en oublier qu’ils n’étaient pas tous si anciens et soudés avant la guerre et l’arrivée des nouveaux venus.


Ici encore, les histoires que se racontent les uns pour se convaincre qu’ils forment une communauté à part et plus digne que les autres sont essentiellement… des histoires. Elles vont du petit arrangement avec la réalité au ragot purement mensonger, en passant par la répétition à outrance d’une anecdote qui ne concerne qu’une infime minorité du groupe rabaissé. Elles peuvent être plus faciles à bricoler quand apparaissent des différences culturelles visibles entre les groupes : vêtements, alimentation, nom et préconisations de leur dieu favori… Mais on se débrouille assez bien même sans cela. Grâce à ces histoires, on peut se réjouir de beaucoup de choses. Les alcooliques du groupe des établis peuvent se féliciter de ne pas être des alcooliques du groupe des outsiders. Un gamin qui pisse au lit mais appartient à un groupe populaire de son école peut se sentir supérieur à un gamin impopulaire qui a le malheur de pisser au lit aussi. Un Français blanc qui regarde de son fauteuil sa femme courir entre la vaisselle et les enfants peut se gargariser de faire partie d’un peuple plus égalitaire que ces machos d’arabes. Les héroïnes de Desperate Housewives, peuvent continuer à être complices de meurtres tout en disant de chaque nouvel arrivant dans le quartier qu’il est suspect. Techniquement, l’invention des nations a permis de grandes choses, en permettant de coordonner un grand nombre d’humains dans des projets. Mais de bonne ou mauvaise foi, la fierté d’appartenir à telle nation ou communauté offre rarement autre chose qu’un moyen un peu creux de se distinguer du reste de l’humanité.