Logiques de la révolte - épisode 3
Les logiques d'extension des émeutes
[03/10/2023]
Après avoir vu pourquoi nous pouvons utiliser indifféremment les termes « émeute » et « révolte », après avoir présenté les mécanismes de déclenchement de la révolte et ce qui s'y passe vraiment, nous ferons un point sur les logiques qui conduit un mouvement local à s'étendre à plusieurs communes et régions.
Par Alessio Motta
Comme pour toute action contestataire, la participation aux émeutes est marquée par des effets de seuils : certains actes transforment la situation, contribuent à caractériser l’entrée dans une nouvelle étape des événements, avec des effets parfois irréversibles.
Par exemple, avant que les premières violences n’aient lieu sur Nanterre, le soir du 27 juin 2023, même si tout le monde se doute de ce qui va se passer, une incertitude peut planer sur le lieu et le moment où les choses vont commencer à prendre forme. Tant que cette incertitude plane, la plupart des personnes présentes sur les lieux de réunion sont dans la retenue, hésitant à devenir celles par qui basculeront les choses.
Un premier élément qui conduit alors à mettre un pied dans l’action est la mise en vue par certains de matériel manifestement lié au passage à l’acte. Pendant plusieurs décennies, ce matériel était en grande partie composé de projectiles de types pierres et cocktails Molotov préparés dans la journée. Depuis les années 2010, on a vu se multiplier les recours aux lanceurs de feux d’artifices. Ces bâtons, que l’on appelait « chandelles » quand j’étais gamin et qu’on adorait faire brûler les soirs d’été en bas de mon immeuble, ont dès lors été associés aux confrontations entre manifestants et policiers. Les grands médias ont alors largement adopté pour les désigner le terme de « mortier » utilisé par la police, plus dur et stigmatisant. Ces « mortiers », donc, sont à l’origine d’une grande partie des impressionnants spectacles de lumières qui ont circulé sur TikTok, Instagram et Twitter fin juin 2023. Faciles à trouver dans le commerce légal aussi bien qu’informel, certains émeutiers organisés ont pu en acquérir facilement de grandes quantités (qu’ils ont parfois distribuées) grâce aux stocks constitués en vue du 14 juillet. Une partie de ces lanceurs, plus puissants, sont cependant réservés à la vente aux professionnels et ont été vendus sur le marché noir. Même s’ils sont petits, légers et nettement moins dangereux qu’un cocktail Molotov, le simple fait de se présenter sur des lieux où une révolte est attendue en les tenant au vu et au su des autres personnes présentes constituent une forme d’engagement qui permet d’anticiper d’où peut venir le démarrage et d’y focaliser l’attention.
Mais dès lors que quelques personnes, par une action concertée ou suite à une initiative personnelle (les deux cas arrivent), tirent les premiers feux d’artifice en direction de policiers, ou jettent des pierres comme le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, les personnes présentes ne voient plus la situation de la même façon : elles comprennent qu’on est entré dans ce qui sera appelé émeutes. Les comportements changent en conséquence, les uns tirant aussi ou se lançant dans d’autres actions, les autres filmant, courant avec les tireurs ou s’éloignant dans une autre rue pour ne pas se faire prendre ou pour suivre un groupe.
Le passage à de nouveaux modes d’action apparaissant comme plus violents (incendie d’une première mairie annexe au Val-Fourré, départ pour des destructions et pillages dans des centre-ville la nuit du 29 juin 2023, attaques à la voiture bélier…) ou originaux (découpe de lampadaires de rue à la disqueuse…) obéit à des logiques comparables aussi, faites de discussion et observation préalable – attentisme – franchissement de seuils – transformation générale des comportements.
De même pour le démarrage de l’action dans d’autres communes que celle où ont eu lieu les événements déclencheurs, le même soir ou les soirs suivants. Pour l’introduction de nouveaux modes d’action comme pour les nouveaux lieux, la spécificité par rapport au déclenchement des premières actions dans les communes où a eu lieu l’événement déclencheur est cependant l’existence d’une plus forte incertitude : va-t-il se passer quelque chose ici ou pas ? Cette incertitude exige de la part des participants davantage de coordination explicite mutuelle.
Mais ce travail de coordination pour les lieux d’extension est devenu plus facile depuis le début du 21e siècle, et pourrait bien le rester dans les années à venir. En 2005, premier mouvement d’émeutes de grande ampleur traversant tout l’hexagone, la révolte met près d’une semaine à se diffuser au niveau national. La mort de Zyed et Bouna est essentiellement suivie de mouvements locaux et ce sont quelques extensions relativement limitées dans des communes de la banlieue parisienne la cinquième nuit qui ont suggéré à des habitants de communes plus éloignées que le coup pouvait se tentait aussi chez eux. Même une fois étendu au niveau national, le mouvement a cependant pris encore presque une semaine pour atteindre son sommet avec une onzième nuit où auraient notamment été brûlées environ 1400 voitures.
Carte des événements constitutifs des émeutes de 2005 relevés par Le Parisien
En 2023, les choses sont nettement plus rapides. L’imaginaire puissant exercé par le cas 2005 a créé un précédent qui suggère d’avance aux jeunes habitants de nombreux quartiers français, et notamment des quartiers moins pauvres que ceux touchés 18 ans plus tôt, qu’une extension est envisageable dans certains cas. La bavure du 27 juin 2023 à Nanterre réunit tous les éléments semblant pouvoir justifier la colère et permettant d’anticiper des révoltes importantes : meurtre ; mensonge manifeste de la police affirmant dans un premier temps que le jeune défunt leur fonçait dessus en voiture ; vidéo du meurtre qui contredit très clairement la police et circule à grande échelle sur Tiktok, Instagram, Snapchat et Twitter le matin même. Dans ce contexte, elle est perçue comme une occasion potentielle de reproduire l’expérience à grande échelle.
L’extension des révoltes à l’ensemble de l’hexagone obéit à des logiques que l’on n’observe pas seulement pour les émeutes. Le politiste Michel Dobry montrait que dans les mobilisations étendues sur plusieurs sites et/ou secteurs de la société, une large part des assemblées est consacrée à discuter et évaluer réciproquement les différentes étapes franchies par les autres unités de mobilisation (universités voisines, autres usines du pays, etc.) pour voir si le mouvement « prend » et suggère l’opportunité de franchir soi-même de nouveaux seuils.
De la même façon, le sociologue Lilian Mathieu souligne que la réussite d’une extension, tout comme son échec, reposent largement sur les informations échangées au sujet de ce que font ou sont sur le point de faire d’autres sur d’autres lieux de mobilisation :
Cartes des événements constitutifs des émeutes de 2023 relevés par Le Monde
« C’est cette même ‘loi’ d’extension des mobilisations que l’on retrouve à une échelle plus vaste lors de ces mouvements où c’est l’information que tel nouveau site (centre de tri, dépôt SNCF, université, etc.) vient à son tour de se mobiliser qui, en donnant aux agents le sentiment que leur mobilisation se développe, renforce leur détermination sur un mode proche de la prophétie autoréalisante. Savoir que d’autres se sont engagés incite à le faire soi-même, notamment parce qu’on est assuré qu’on ne sera pas seul et que la mobilisation ne sera pas ‘ridicule’. À l’inverse, ne pas disposer d’information sur l’état de la mobilisation dans d’autres sites produit un effet d’inhibition : personne ne voulant ‘y aller seul’, ne pas savoir ce qu’il en est de l’engagement des autres ou, pire encore, savoir qu’ils ne se sont pas mobilisés risque de refroidir les ardeurs contestataires. »