Manifestations et chute d’un régime

Retour sur le cas de l’Allemagne de l’Est

[06/04/2023]

En ces temps où beaucoup de manifestants rêvent de voir le régime politique de la 5e République tomber, il est particulièrement intéressant de se pencher sur les cas où une telle chose est arrivée. L’un des événements les plus déterminants de notre histoire contemporaine est la manifestation de Leipzig du 9 octobre 1989, point de basculement de la chute de l’Allemagne de l’Est.

Cet événement est d’autant plus intéressant qu'il aide à comprendre pourquoi on assiste à d'importantes répressions dans les manifestations actuelles. La leçon Est-Allemande est l’une des mieux retenues par les dirigeants politiques d'aujourd'hui, en France, en Russie ou encore en Iran. Car ces dirigeants savent que la RDA n’est pas tombée sous le coup d’une explosion de colère des citoyens. Elle est tombée parce qu’à plusieurs niveaux de l’administration et de la police, on a renoncé à la répression. Retour sur cette histoire, appuyé sur le travail du politiste Fabien Jobard.


Par Alessio Motta

La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, est souvent vue comme l’un des tournants les plus décisifs de l’histoire. Mais une partie essentielle était déjà jouée avant. Le soir où le rideau tombe, les choses se font avec facilité : cela fait déjà plusieurs semaines qu’une grande partie des Allemands ont compris que la grande répression n’aurait pas lieu et que la fin du régime était proche. Le tournant a certainement eu lieu un mois plus tôt, le 9 octobre 1989, lors de l’important rassemblement de Leipzig. Depuis plusieurs années, dans différentes villes de RDA et notamment à Leipzig, se tenaient des “prières du lundi” qui donnaient lieu à des rassemblements “pour la paix” devant des églises, devenus de plus en plus visibles en 1988-1989.

 

L’incertitude de la répression

 

Depuis des mois, des formes de contestation contre le régime émergeaient, mais une inconnue demeurait sur ce que serait la réaction des forces de l’ordre Est-allemandes face à de grandes manifestations. Le contrôle de l’espace publique par le régime était une habitude de plusieurs décennies qui reposait essentiellement sur l’entretien d’un climat politique dissuasif : les citoyens n’osaient pas manifester. La question du “maintien de l’ordre”, c’est-à-dire du recours à la force physique face à des actions collectives, ne s’était quasiment pas posée depuis 1953, où avait eu lieu une répression hautement violente de soulèvements ouvriers et étudiants.

 

En dehors d’épisodes liés à des événements qui n’étaient pas directement politiques (actions de supporters de football…), les Est-Allemands n’avaient pas de certitude sur ce que pouvait être le maintien de l’ordre dans leurs rues. Un épisode de forte répression de manifestations venues perturber les festivités de l’anniversaire de la RDA le 7 octobre venait certes d’avoir lieu. Mais le 9 octobre, à Leipzig, alors qu’un grand rassemblement se prépare, l’incertitude plane sur ce que fera effectivement la police.

 

Effrayer les manifestants… et la police

 

À l’approche du rassemblement, le gouvernement continue à surinvestir dans la dissuasion, mettant en scène par différents moyens de diffusion publique une préparation à une guerre civile et à l’usage des armes à feu, préparant les médecins hospitaliers à faire face à un drame… On voit ici combien l’“escalade” et la “montée aux extrêmes” dans une situation de crise sont moins affaire de faits objectifs que d’un travail de construction et définition de la situation.

 

Une attention gigantesque est donc portée sur ce qui se passera le 9 octobre au soir, comme si les conflits et l’avenir du régime se réduisaient à ce qui se produirait alors dans la police et entre cette dernière et les manifestants.

 

Que fera la police ? Les policiers eux-mêmes, qui pour la plupart “n’ont jamais au cours de leur carrière opéré de maintien de l’ordre et se retrouvent pour la première fois en intervention réelle”, comme le note Jobard, sont avant tout effrayés. Les consignes qu’ils reçoivent portent principalement sur leur travail de renseignement et ne permettent pas d’anticiper comment ils devront se positionner.

 

Quand la peur de l’irréversible permet un changement irréversible

 

Le 9 octobre 1989 au soir, sur la place de l’église Saint-Nicolas de Leipzig, policiers et manifestants se font face. Conséquence vraisemblable de la situation tendue laquelle on assiste, la prudence est de mise : personne ne tente de coup qui pourrait paraître irréversible et pourrait générer des conséquences incontrôlées. Aucune consigne de recours à la violence n’est finalement donnée, les forces de l’ordre se retirent vers 18h30.

 

L’information est rapportée sur les médias de l’Ouest et se répand dans la population Est-allemande, confortée dans l’opportunité de rejoindre les manifestations suivantes, mais aussi dans d’autres pays communistes.

 

Alors, déjà, tout était dit sur ce que Leipzig serait : un bain de sang ou, mais cela personne n’osait vraiment se le représenter, la fin du régime. Autre spécificité de la Journée leipzigoise : tout occupés qu’ils étaient à se faire invisibles, les détenteurs du pouvoir central laissèrent à ces acteurs propulsés par les circonstances au-devant de la scène locale l’opportunité de définir seuls la politique du régime.”


En revenant sur ce moment, on comprend mieux l'influence qu'exerce la fin de la RDA sur les dirigeants politiques d'aujourd'hui. Cette influence ne concerne pas seulement les conséquences de la chute du mur sur l'ordre du monde, mais aussi ses causes. Beaucoup de chefs et conseillers connaissent assez bien cette histoire et savent que l'abandon de la répression a permis un changement irréversible. Ils ont intégré l'idée selon laquelle, pour faire tenir les institutions, il valait mieux ne rien lâcher.