Logiques de la révolte - épisode 4
La retombée des révoltes, miracle policier ou démobilisation ordinaire ?
[09/11/2023]
Dernier épisode. Dans le précédent, nous avons montré comment les révoltes s'étendent à travers le pays : un phénomène d'observation mutuelle des différents lieux susceptibles de passer à l'action conduit les participants potentiels à voir que le mouvement "prend" et leur suggère l'opportunité de franchir eux-mêmes le pas. C'est en grande partie sur les mêmes logiques d'observation mutuelle que repose la retombée du mouvement, plutôt que sur un miracle policier.
Par Alessio Motta
Une mobilisation retombe bien souvent parce que des groupes mobilisés ont le sentiment partagé qu’elle est en train de retomber, que moins de gens vont venir à la manifestation ou faire grève, et finissent par mettre en question leur propre participation. C’est ainsi que, même s’il n’existe pas réellement de « niveau maximal » d’extension, de force ou de gravité des émeutes (il est techniquement possible de brûler tout le pays et même davantage), le fait qu’après une forte croissance du mouvement visible dans les médias ou sur Internet, ait lieu un moment de stagnation relative, est rapidement interprété par les acteurs comme le signe qu’on a atteint le sommet, qu’on arrive au bout et que les choses sont vouées à retomber.
Lors des grands mouvements sociaux traditionnels, les syndicats, par leur puissance d’information et de coordination, par leur capacité à s’appuyer sur les nouveaux événements du calendrier parlementaire et social, arrivent parfois pendant quelques semaines à imposer l’idée que les choses vont durer et qu’une stagnation n’est pas une chute, comme en février-mars 2023 lors du mouvement contre la réforme des retraites. Mais les mouvements d’émeutes ne bénéficiant pas des mêmes outils de coordination, reposent davantage encore sur des informations directement liées à l’état de la mobilisation et il est difficile, lors que les choses ralentissent, d’échapper à l’idée diffuse que le potentiel de croissance du mouvement est épuisé.
C’est ainsi que les émeutes que l’on a observées en France connaissent rarement des périodes de très haut niveau d’activité durant plus de deux ou trois nuits sans une retombée très nette derrière. De nouveaux événements peuvent certes relancer des choses, comme un décès supplémentaire lié à la police pendant les événements d’avril 1994, ou comme la projection par les forces de l’ordre d’une grenade lacrymogène devant une mosquée en 2005, alors que les événements n’avaient alors qu’une ampleur départementale – en l’occurrence c’est en partie un malentendu sur le fait que la grenade aurait été lancé dans la mosquée qui a joué.
Mais un mouvement commençant à redescendre alors qu’il était arrivé à un pic considéré comme très élevé ne remonte pas, du moins pour ce que nous avons observé jusqu’ici, et comme le montre le bilan jour par jour que nous avons dressé des émeutes de 2005 et 2023 (illustration : Bilan jour par jour). Dans les deux cas, après ce qui sera considéré a posteriori comme le « pic », a lieu une nuit de très légère retombée. Cette retombée n'a pas de signification en soi, mais elle est immédiatement interprétée par nombre d'acteurs (médiatiques notamment) comme le signal du début de la fin. La nuit suivante, la retombée devient bien plus nette.
On comprend ici mieux la durée plus courte du mouvement de 2023 par rapport à celui de 2005 : il est ici question d’un scénario-éclair dans son ensemble. Les effets d’information et d’émulation liés à la circulation des vidéos sur Instagram, Snapchat et Tiktok, voire sur des boucles Telegram, ont un effet mobilisateur bien plus rapide que les canaux d’informations traditionnels et les blogs de 2005, mais il en va de même pour leur effet démobilisateur après la cinquième nuit, où une retombée commence à apparaître. Le sentiment partagé d’avoir « fait le tour » se construit beaucoup plus vite. Une démobilisation tout ce qu'il y a de plus ordinaire...
Bilan jour par jour des émeutes de 2005 et 2023 (données : ministère de l’Intérieur)
Il apparaît d'autant plus présomptueux d'attribuer la fin plus rapide du mouvement à une action policière d'une grande efficacité que les données disponibles évoquent plutôt un échec de cette dernière. Si l'on tient compte des bâtiments attaqués, en trois fois moins de nuit, les émeutiers ont réalisé un nombre de destructions du même ordre de grandeur qu'en 2005 (illustration : bilan cumulé), mais des destruction nettement plus massives, complexes (un bâtiment ne part pas en fumée comme une voiture) et coûteuses. Au final, si l'on compare, le nombre de participants interpellés est à peu près le même en 2023 qu'en 2005. Pourtant, en 2023, le nombre d'agents mobilisés est quatre fois plus élevé et la facture liée aux démolitions... presque quatre fois plus élevée aussi (environ 700 millions contre 200).
A partir de ces constats, de deux choses l'une. Soit l'action de la police ne joue pas un rôle déterminant pour stopper les émeutes (voire est devenue moins efficace en vingt ans) ; soit les jeunes révoltés, par les moyens dont ils disposent et par leurs tactiques, sont devenus beaucoup plus efficaces... Auquel cas on peut au minimum affirmer que les forces policières ont raté un tournant historique dans le maintien de l'ordre.
Dans tous les cas, on peut affirmer qu'une amélioration de l'efficacité de ce maintien de l'ordre ne se fera qu'à condition de reconnaître l'existence de failles. Une reconnaissances bien difficile, comme nous le soulignions dans un précédent article.
Bilan cumulé jour par jour des émeutes de 2005 et 2023 (données : ministère de l’Intérieur)