Nations et communautés
La construction des artifices qui font notre fierté - épisode 2/4

[03/03/2023]

Vous vous dites depuis longtemps que ceux qui font de grands discours sur la nation avec des tremolos dans la voix sont à côté de la plaque, mais il vous est difficile d’expliquer pourquoi ? Vous trouverez des réponses complètes dans cette série d’articles.


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Par Alessio Motta

Episode 2/4 : Histoire et invention des nations

La nation au sens où on l’entend aujourd’hui est une invention récente. Remontez le temps, allez voir un paysan français du 16e siècle et parlez-lui de la nation française. Ce paysan ne comprendra pas votre langue ni celle de quiconque vivant à son époque et venant d’un autre coin du territoire : il parle la langue de son coin. Mais si par miracle il comprenait vos mots, il ne saurait même pas de quoi vous causez. L’histoire de l’humanité a connu toutes sortes de divisions. Certains ont vécu dans des tribus, des villages, des petites seigneuries indépendantes ou des alliances locales en tous genres. D’autres ont vécu sous des empires, c’est-à-dire de grands espaces dans lesquels des peuples différents sont officiellement placés sous une autorité centrale. Mais empire ou pas, jusqu’au 18e siècle, l’essentiel des humains des civilisations connues ont vécu dans un monde qui, à leurs yeux, n’avait pas d’intérêt au-delà des frontières de leur petit groupe, de leur village ou du bourg situé à proximité. Qu’avaient-ils en commun avec les habitants d’un village situé à 300 kilomètres de là ? L’empire ou le royaume était surtout une force extérieure qui venait prélever une partie de leurs récoltes en échange, dans le meilleur des cas, de quelques services tels qu’une protection militaire. Ils ne ressentaient pas une appartenance à un grand tout. Quant aux nobles qui avaient le privilège de voyager, ils ne ressentaient pas davantage d’appartenance nationale : ducs et princesses de Prague, Paris ou Madrid se fréquentaient, s’épousaient et formaient, par leurs titres de noblesse, une communauté internationale.

Aujourd’hui encore, la majorité des humains ont des interactions quotidiennes avec un nombre limité de gens, qui vivent dans leurs parages. Mais quelque chose a changé. Placez-les dans leur quartier, ils croiseront des gens qu’ils connaissent. Déplacez-les au hasard dans un autre endroit du pays, ils ne connaîtront personne. Pourtant, ils verront un panneau, reconnaîtront un élément de décor ou entendront des gens parler leur langue, ils sauront qu’ils sont dans « leur » pays. Ils n’ont rien à voir avec ces gens, mais ils pensent avoir quelque chose en commun avec eux, c’est un lien à la fois réel et imaginaire. La naissance de la nation, c’est la construction de cet imaginaire. C’est le fait d’avoir convaincu un grand nombre de gens qu’ils font partie d’un univers qui n’est pas celui de leur village ou du groupe d’individus qu’ils connaissent, mais un espace de plusieurs dizaines ou centaines de milliers de kilomètres carrés dans lequel ils ne connaissent même pas un millième des gens. Et qu’ils doivent avoir conscience qu’ils appartiennent à ce grand ensemble, le ressentir.

Vous imaginez bien que ce ne sont pas la nature et les racines des humains qui ont créé ce sentiment. Ce sont des gens. Les nationalistes croient qu’ils sont nationalistes parce qu’il y a une nation à défendre. Mais historiquement, c’est l’inverse qui est vrai : la nation existe parce que des nationalistes l’ont inventée, principalement au 19e siècle dans le cas français. Cela dit, attention à ne pas se faire avoir par un mot : les nationalistes qui ont inventé la nation n’ont pas toujours grand-chose à voir avec les nationalistes d’aujourd’hui. Le nationalisme politique du 19e siècle, c’est, de façon générale, le fait d’œuvrer à ce que les gens aient un horizon de pensée qui dépasse celui du village. Certains nationalistes de l’époque étaient des fous de la race et de l’identité ethnique du peuple, d’autres étaient juste des espèces d’impérialistes qui voulaient que leur vision du monde, qu’elle soit progressiste ou traditionnaliste, soit partagée par un grand nombre de gens. On trouvait parmi eux des démocrates, des progressistes, des conservateurs… Tous ces gens, sans forcément travailler en coopération, ont contribué à construire les nations.

Quand la nation est-elle alors apparue ? Il y a débat entre les historiens. Certains voient le tournant au 18e siècle. D’autres le voient au début du 20e. Sans trahir le propos des différents auteurs, on peut s’entendre pour dire que c’est un processus fait de plusieurs étapes qui s’étendent entre ces deux moments, mais que la majorité des humains n’ont pas idée d’appartenir à une nation avant le 19e siècle.

Dans l’Imaginaire national, publié en 1983, l’historien Benedict Anderson affirme que les premiers signes d’un sentiment national apparaissent chez les fonctionnaires des grandes colonies établies par les royaumes Européens, notamment en Amérique latine. La couronne d’Espagne a dessiné, à partir du 16e siècle, des frontières à ces colonies, et affecté à chacune des cohortes de fonctionnaires. Dans les siècles suivants, au fil des mutations, ces fonctionnaires passaient une partie de leur carrière à voyager entre différentes villes, toujours au sein d’une même région coloniale, se rencontraient les uns les autres, tissaient des liens et prenaient conscience d’appartenir à un groupe de fonctionnaires chiliens, péruviens ou autres. Mais il s’agissait encore d’un groupe d’individus très limité. C’est à partir du 18e siècle que chez des créoles – c’est-à-dire les populations originaires d’Espagne nées dans les colonies – s’opposant au royaume, se diffuse l’idée de revendiquer une identité propre à leur colonie, une nation. Le développement de la presse, plus particulièrement de journaux vendus à l’échelle de chaque région, a contribué à cette diffusion. Mais l’essentiel des populations ne connaîtront pas le sentiment national avant le 19e siècle.

Avant le travail d’Anderson, beaucoup d’historiens du monde entier ont étudié le cas de la France, réputée être l’un des premiers lieux où s’est développée l’idée de nation. Certains affirment que la Révolution française de 1789 a été déterminante en suscitant un intérêt sans précédent pour la politique. Les archives disponibles sur les discussions politiques de l’époque montrent qu’un grand nombre de gens se sont mis, à cette période, à débattre du pouvoir et de l’avenir de la France. Le territoire avait beau être constitué de plusieurs dizaines de milliers de petits mondes villageois se préoccupant peu des autres (et qui avaient connu toutes sortes d’unions politiques), c’est au niveau du pays tel qu’il était dessiné par ses frontières officielles à ce moment-là que se jouaient les bouleversements en cours. C’est donc à l’échelle de ce pays que les nouveaux politisés se sont mis à débattre de leurs idées divergentes et à raisonner, cultivant l’idée qu’il s’agissait d’un ensemble cohérent. Mais ce groupe d’individus politisés n’était encore rien à l’échelle de la population du pays. La nation ne commençait à exister qu’aux yeux d’une poignée de gens vivant dans les villes.

C’est pourquoi d’autres chercheurs situent le tournant plus tard, dans des transformations qui ont fait naître l’idée de nation chez un plus grand nombre de gens. L’historien roumano-américain Eugen Weber a publié en 1976 un ouvrage clé intitulé La fin des terroirs. Pour lui, c’est à la toute fin du 19e siècle et au début du 20e, en particulier avec la Première guerre mondiale, que l’idée d’appartenance nationale se diffuse jusque chez les paysans. La Première guerre mondiale est une conséquence de l’idée de nationalisme, mais c’est aussi une cause de la diffusion du nationalisme. De façon générale, les guerres ont contribué à faire apprendre aux gens qu’ils appartenaient à une même nation. Un courrier ou un appel public les informe, puis des fonctionnaires ou militaires viennent éventuellement les chercher chez eux avec autorité pour leur expliquer qu’ils vont devoir mettre un uniforme et porter les armes pour défendre leur pays. Si le terrain est favorable, certains portent l’uniforme avec fierté et rejoignent la troupe persuadés de remplir leur devoir. Dans le cas contraire, ils s’en vont en pestant contre les infames chefs qui ont décrété qu’ils devraient risquer leur vie au front. Mais dans les deux cas, ils vont quitter leur domicile et rejoindre tout un tas d’autres gens qui viennent d’autres endroits du territoire. Ils verront bien qu’avec ces autres gens, ils subissent ou partagent un même destin, que malgré leurs différences, ils subissent le même sort. Qu’ils en prennent conscience en aimant leur pays ou en ayant les boules, ils en prendront conscience. Ils font maintenant partie d’un monde beaucoup plus grand que leur terroir d’origine.

Illustration : Soldats français du 87e régiment près de Verdun, 1916
Photo haut de page : Femmes fabriquant des obus, France, 1917

Mais entre la Révolution française et cette forme d’achèvement au début du 20e siècle, la construction de la nation s’est jouée sur beaucoup de terrains, par exemple dans le développement de la presse à l’échelle des états et de la scolarisation. Le sociologue Ernest Gellner expliquait dans Nations et nationalismes (1983) que le développement de l’industrie au 19e siècle avait joué un rôle important. Les entreprises avaient besoin de main d’œuvre pour remplir les usines d’ouvriers, mais la plupart des gens n’étaient éduqués que par leur communauté villageoise, parlaient des patois locaux et n’étaient préparés qu’aux travaux des champs. L’État aurait répondu au besoin des industriels en fournissant une main d’œuvre partageant une langue, une culture commune et une capacité d’adaptation à des nouvelles formes de travail, grâce aux nouvelles lois sur l’éducation. Le travail de Gellner a provoqué des débats, plusieurs historiens lui ont reproché un raccourci marxiste consistant à dire que les choses s'étaient faites d'une certaine façon parce c'était l'intérêt de la grande bourgeoisie. En réalité, ce n’est pas forcément parce que c’était l’intérêt des industriels que les dirigeants français ont mis en place ces lois sur l’éducation. C’était le raisonnement de certains députés, mais d’autres croyaient fermement à l’importance de ces lois pour faire progresser l’humanité.

Quoi qu’il en soit, les historiens tombent d’accord pour dire que les lois Ferry de 1882, qui ont rendu l’école gratuite et obligatoire sur tout le territoire, ont joué un rôle crucial dans la diffusion du sentiment que tous les petits enfants du pays appartenaient à un même groupe, une nation. Car les élites républicaines bourgeoises de la deuxième moitié du 19e siècle faisaient partie des premières populations adhérant au nationalisme. Elles ont contribué à faire de l’école un des hauts lieux de la diffusion de la pensée nationale.


La suite dans l'épisode 3