Nations et communautés
La construction des artifices qui font notre fierté - épisode 1/4

[27/02/2023]

Vous vous dites depuis longtemps que ceux qui font de grands discours sur la nation avec des tremolos dans la voix sont à côté de la plaque, mais il vous est difficile d’expliquer pourquoi ? Vous trouverez des réponses complètes dans cette série d’articles.


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Par Alessio Motta

Episode 1/4 : Communautés sacrées et leçons de morale

Vous savez ce qu’est un cadre ? Je ne parle pas d’un rectangle dans lequel on insère ses photos, je parle boulot. Quand on vous dit « Bryan est cadre chez Microsoft », vous imaginez Bryan avec une chemise ou un costume élégant, une montre de valeur, un bureau devant lequel il n’est pas toujours assis, un agenda bien rempli et plein de post-it lui rappelant les tâches qui lui restent à faire dans le mois. Nous avons à peu près tous une vague idée de ce qu’est un cadre. Mais si on nous demande de définir clairement de quoi on parle, nous sommes en difficulté. Et pour cause : les cadres ont des caractéristiques et emplois extrêmement divers. Les uns passent leur journée dans leur salon devant leur ordinateur, les autres écument les routes pour encadrer une équipe de commerciaux ou chercher des clients. Les uns organisent l’activité d’une fabrique de jouets, les autres vendent des assurances-vie. Les uns ont un revenu moyen, les autres, très élevé. Les uns sont de gauche, les autres de droite.


Pourtant, ils sont tous réunis derrière ce mot, « cadres ». Et quand ils remplissent un formulaire visant à obtenir des informations sur eux, toujours ce même mot qui dit beaucoup et rien à la fois. Il est évident que le groupe social des cadres existe : il a un nom, il est reconnu par l’administration, la plupart des cadres sont conscients d’en faire partie, il y a des revues destinées aux cadres, des syndicats, des offres de mutuelles spécifiques. Mais sur quoi repose-t-il ? Si vous voulez comprendre pourquoi il existe, il faut regarder vers son histoire : comment s’est-il construit ?


C’est ce qu’a fait le sociologue français Luc Boltanski dans son livre Les cadres. La formation d’un groupe social, paru en 1982. Il a montré que le groupe des cadres descend d’une volonté des ingénieurs-salariés et du personnel d’encadrement, à l’époque des grandes grèves de 1936, de se distinguer à la fois des ouvriers et des patrons. Le gouvernement de Vichy, à tendance corporatiste et hostile aux mouvements ouvriers, a créé des conditions favorables au renforcement de ce groupe intermédiaire en officialisant l’existence des « cadres », terme hérité du vocabulaire militaire. À la fin de la guerre est créée la Confédération Générale des Cadres (CGC) qui travaille au développement et à la distinction de ce groupe. La CGC négocie l’inscription des cadres dans les catégories professionnelles de l’Insee et un régime de retraite spécifique. La condition de cadre semblant de plus en plus attractive, un nombre croissant de salariés s’y affilient et la catégorie s’étend de façon imprécise, entre les années 1950 et 1980, à tous ceux qui ont des « responsabilités ». Sur les dernières décennies, la CGC (devenue CFE-CGC), qui a œuvré à la construction de cette catégorie, a perdu en poids face à la CFDT cadres. Les cadres sont restés.


L’existence du groupe des « cadres » repose sur une histoire mêlant la volonté de quelques personnes à des concours de circonstances. Elle est donc, comme pour tout groupe, tradition ou institution, un hasard historique : à peu de choses près, le groupe aurait pu ne pas exister, nous n’y aurions jamais pensé et le monde tournerait quand même. Mais Luc Boltanski n’a pas déclenché de grandes polémiques en mettant cette vérité en lumière. Aucun journaliste, aucun politicien n’est allé sur un plateau télé pour hurler « comment Boltanski ose-t-il mettre en doute les racines qui lient tous les cadres entre eux depuis la nuit des temps ?! » Aucun syndicaliste cadre n’a vu en lui un dangereux traître. Les cadres, même quand ils sont fiers d’être cadres, sont assez lucides sur le fait que leur groupe ne fait pas d’eux des humains à part.


Il y a des groupes sociaux pour lesquels il est beaucoup plus difficile d’aller sur le même terrain. La nation en est un parfait exemple. Si vous êtes d’origine immigrée, osez dire en présence des mauvaises personnes que la France c’est plutôt sympa mais que vous vous en foutez un peu de la culture française… Vous aurez droit à une leçon de morale, un rappel à l’ordre sur votre devoir d’intégration à la communauté nationale, éventuellement des insultes. Pour un certain nombre de gens, et on les entend beaucoup parler, respecter la loi et vivre tranquillement ne suffit pas à être un « vrai français ». Faire partie de notre nation se mériterait : il faudrait démontrer une volonté d’intégration, affirmer que rien n’est plus important que la loi de la République, aimer la géographie, la Marseillaise, la culture et l’histoire de France, dans ses moments glorieux et sombres. Je ne parle pas que des gens d’extrême droite. À droite, à gauche et ailleurs, on trouve une obsession de la nation. Les uns disent que les vrais Français sont ceux qui reconnaissent nos racines chrétiennes, les autres disent que ce sont ceux qui se passionnent pour notre héritage révolutionnaire et les valeurs de tels philosophes. D’une façon ou d’une autre, beaucoup de gens de tous bords cherchent à démontrer qu’appartenir à une nation doit faire de nous des gens dignes de cet héritage, un peuple à part.

Cette passion pour la nation pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, un problème technique : quelle place laisse-t-elle pour celui qui n’en a rien à faire de la nation et de son histoire ? Si je me moque de la nation et que je trouve que ma foi, mes enfants ou ma passion pour les sports de glisse ont bien plus de valeur, je n’ai pas le droit d’être français ? Si on me demande de quitter le pays et que les autres pays appliquent le même raisonnement, je risque bientôt de ne plus avoir le droit d’aller dans aucun pays. Et je ne serai pas seul. Car ils sont discrets mais nombreux les gens qui se moquent éperdument de leur nation et de toutes les autres nations, ceux qui préfèrent croire à la beauté de leur sport favori, de la musique, de leur famille, des voyages à travers le monde, de la recherche scientifique ou des fonctionnalités de leur smartphone. Doit-on les exclure de tous les pays du monde et les envoyer au milieu de l’atlantique ? Doit-on les laisser vivre parmi nous mais en leur rappelant chaque jour qu’ils ne sont pas vraiment des nôtres ?


La passion pour la nation pose un autre problème, d’ordre scientifique et historique : quelle place laisse-t-elle à un discours réaliste ? Regardez les débats sur la nation à la télé : un paquet de politiciens et journalistes jouent les intellectuels en se réclamant d’auteurs du 19e siècle. Mais une grande partie des auteurs de cette époque défendaient des conceptions très explicitement racistes de la nation, que l’on n’ose plus proposer aujourd’hui. Du coup, les personnalités médiatiques de tous bords n’ont pas beaucoup de noms à citer, et ils utilisent les mêmes auteurs pour démontrer tout et son contraire. L’un de ces auteurs, très populaire, est Ernest Renan. Pour dire les choses vite, Ernest Renan est un philosophe français qui, à la fin du 19e siècle, s’est opposé aux conceptions raciales de la nation pour souligner que cette dernière reposait avant tout sur la volonté de vivre ensemble. Aujourd’hui, il est facile de piocher dans un morceau ou dans l’autre du discours de Renan pour lui faire dire ce qu’on veut. Des politiciens de droite le citent pour « démontrer » que la nation française repose sur la reconnaissance de racines chrétiennes. Des politiciens de gauche l’utilisent aussi, pour prouver que la nation française, c’est l’envie de partager une identité fondée sur les progrès sociaux.


Mais personne n’a rien prouvé de cette façon. Si les politiciens et journalistes raffolent des auteurs qui écrivaient il y a plus de cent ans comme Voltaire, Renan ou Freud, c’est parce qu’ils sont souvent trop ignorants ou paresseux intellectuellement pour intégrer le fait qu’au cours du siècle qui vient de s’écouler, l’histoire, les sciences sociales et les sciences en général ont fait des bonds de géant bien plus intéressants que leurs discours. Vous voulez savoir ce qu’est la nation, sur quoi elle repose ? Le mieux est peut-être de s’intéresser au travail que des chercheurs spécialisés dans le sujet ont réalisé pendant des dizaines d’années entre la guerre et aujourd’hui. Et au risque de décevoir les fous de la nation, ce que ces chercheurs ont trouvé ressemble à ce que l’on sait de l’essentiel des groupes : la nation est un hasard historique. Elle aurait pu ne jamais exister sans que l’on se porte mal, et l’Histoire la fera peut-être disparaître un jour. Elle a moins à voir avec nos ancêtres les gaulois ou avec une histoire commune qui ferait notre fierté, qu’avec une série de stratégies individuelles et décisions arbitraires.


La suite dans l'épisode 2