Enquête
Les coulisses de la violence : une balade en extrême droite

[31/05/2023]
L’incendie de la maison du maire de Saint-Brévin n’est qu’une piqure de rappel. Depuis plus d’un siècle, l’extrême droite entretient un rapport particulier à la violence. Trop de commentateurs pensent que le mot "extrême", accolé à la droite comme à la gauche, les autorise à mettre cette violence dans le même sac que les dégradations commises par une partie de la gauche radicale. Mais ce rapprochement ne résiste pas aux faits. On parle de types de comportements très différents. L’extrême droite française, plus que toute autre famille politique, est durablement marquée par la présence d’organisations et militants violents ou menaçants, en quête de chaos et d'armement. Des militants qui, dans les coulisses, ne sont effrayés ni par les contradictions, ni par les scrupules.

Le mouvement de 2023 contre la réforme des retraites a été l’un des plus massifs de toute l’histoire. Des millions de gens ont participé à des manifestations. Des milliers, le plus souvent de gauche, ont fait grève et agi de multiples façons pour faire connaître leur mécontentement : casseroles, sifflets, happening… Parmi ces gens, certains ont commis des actions violentes : incendies de poubelles, quelques fois de véhicules, dégradations, jets de projectiles. Si on la rapporte à l’histoire de notre pays, cette violence improvisée est cependant extrêmement mesurée. Les mouvements et groupuscules de gauche ont aujourd’hui en France un degré de civilité et de pacifisme à nul autre égal dans le passé. Parmi les troupes immenses qui se sont opposées à la réforme, parmi les milliers de jeunes qui couraient dans les rues de Paris la nuit, combien ont mis en danger la vie d’un de ces députés qui font mine d’ignorer leur rejet de la réforme des retraites ? Zéro. Combien ont été arrêtés avec une arme à feu ? Zéro. Combien ont prémédité et organisé une action collective violente visant à renverser le pouvoir ? Zéro. Quelle que soit la suite, nous vivons une période de l’histoire où le degré de pacification du militantisme de gauche tient du miracle.

 

Des militants qui s'arment et arment les autres

 

Mais les choses sont bien différentes à l’extrême droite. Les activistes sont nettement moins nombreux (les "fichés S" aussi : 1 300 à l'"ultradroite" contre 2 200 à l'"ultragauche")  et, pourtant, on les trouve facilement (même quand on ne les cherchait pas) derrière des actions violentes de harcèlement ou de mise en danger de la vie d’autrui. L’extrême droite n’est pas plus violente par essence. Elle est plus violente parce qu’elle est depuis longtemps culturellement liée à des pratiques et de milieux violents ayant, bien souvent, un goût prononcé pour les armes à feu. Malgré la façade plus modérée que tente d’afficher le Rassemblement national depuis la sortie de Jean-Marie Le Pen puis le changement de nom de l'organisation, rien ne semble indiquer que ce lien se soit estompé.

 

Comme dans les décennies passées, on continue à trouver régulièrement des militants d’extrême droite derrière les affaires de trafic d’armes - notamment des anciens cadres ou militants du Front national - tantôt comme clients, tantôt comme trafiquants. C’est le cas du militant Claude Hermant, que l’on retrouve derrière l’importation des armes ayant permis les attentats islamistes de 2015. C'est aussi un ancien candidat FN que l'on trouve au cœur de la collaboration du groupe Lafarge avec Daesh en Syrie.

 

Revenons au mouvement contre la réforme des retraites. La principale forme de menace contre la vie d’autrui relevée pendant ce mouvement (si l’on met de côté les enregistrements de menaces émises par des policiers sur des manifestants) est la série de lettres reçues par des députées Renaissance leur annonçant qu’elles et leurs proches allaient être tabassés ou tués. Ces menaces sont en fait le fruit d’un individu qui écrit des courriers similaires à plusieurs élues depuis 2019 et dont les accointances idéologiques sont manifestement proches de l’extrême droite. Un fou isolé pensez-vous. Certainement. Mais sachez que l’envoi de menaces anonymes peut être une entreprise très organisée et que, là-aussi, on trouve l’extrême droite dans les coulisses de la création.

Extrait de la lettre reçue par la députée Astrid Panosyan-Bouvet

Des activistes qui menacent et aident à menacer

 

Entre 2015 et 2023 a existé en France une offre de service d’un genre bien particulier, vous permettant d’écrire des lettres anonymes de menace et de harceler votre ex ou votre députée en toute sécurité. Deux sites en particulier sont pionniers du genre : simslife.fr et skipletter.com. Le premier propose un service de téléphonie anonyme encourageant explicitement les comportements de harcèlement, le second porte une offre similaire pour les courriers. Les deux sites, seuls sur leur créneau, font partie de Genesis Corporation, une petite entreprise basée à Kiev et créée au milieu des années 2010 par un soutien de l’extrême droite française.

 

Redirigeant vos courriers et colis anonymement, le site Skipletter.com propose de les faire partir depuis la ville ou le pays de votre choix, d’envoyer une "lettre corbeau" ou puante, ou encore de réécrire votre courrier à la main… "Enfin, les femmes de l’agence, c’est elles qui écrivent le mieux" (sic.). Simslife.fr, qui revendique près de 4 000 clients - invérifiables -, va plus loin. Le site vous propose non seulement d’acquérir une carte sim garantissant l’anonymat le plus total et permettant de "régler ses comptes" avec quelqu’un, mais vous offre aussi une panoplie complète de conseils et astuces très précises en matière de harcèlement. "Comment VRAIMENT se venger, pourrir la vie de son ex !", nous annonce l’un des articles du site, sur lequel on ne s’étendra pas ici.

Captures tirées de Skipletter.com

Captures tirées de Simslife.fr

Déguisé derrière un exemple où c’est une femme qui souhaiterait harceler un homme lui ayant fait du mal, "cas le plus fréquent" d’après lui, l’individu qui écrit cet article est bien un homme. Il s’agit d’un français expatrié en Ukraine au moment où nait l'entreprise et qui, comble du cynisme, se félicite régulièrement d’échapper aux lois françaises… "encore plus avec la guerre", précise-t-il.

Captures tirées de Simslife.fr

Son nom n’est évidemment pas mentionné sur les sites, mais notre enquête nous a permis d’identifier l’entrepreneur. Skipletter et Simslife, façades de Genesis Corporation, sont l’œuvre de Michaël L.R., ancien candidat d'une émission de téléréalité française, parti en Ukraine satisfaire son goût revendiqué pour "les femmes de l’Est". Ironie du sort, celui-ci a tout de même dû finir par se réfugier en France quelques mois après le début de la guerre, si bien que l’entreprise semble avoir quasiment cessé son activité en 2023.

Quand la menace armée devient un outil de propagande


Vous l'avez peut-être deviné, Michaël L.R. n'est ni un électeur écologiste, ni un militant féministe. Autrement dit, il n'a rien à voir avec la menace wokiste dont nous parlent les éditorialistes de Cnews. Comme les autres personnes mentionnées dans les paragraphes précédents, c'est du côté de la droite nationaliste que cet entrepreneur innovant est engagé.


Si vous n’êtes pas une âme sensible, vous pourrez même découvrir l’une des œuvres militantes qu'il a réalisée et publiée sous son pseudonyme de youtubeur passionné de travaux et de bodybuilding : une vidéo de vingt minutes dans laquelle il encourage les français issus de l’immigration à voter pour "un candidat nationaliste" pour la présidentielle 2022. Il y explique très sérieusement pourquoi c’est le meilleur choix à faire pour ces français, dans un scénario-chantage sordide qu’il présente comme quasi-inévitable dans un futur très proche : les français blancs sont si épuisés de la délinquance commise par les personnes issues de l'immigration que, très bientôt, ils prendront massivement et spontanément les armes pour se débarrasser des immigrés et de leur descendance. Et, bien entendu, on les comprend ces bons français de souche qui ont trop subi, ils tireront alors sur tout ce qui a l’air étranger sans distinction. Ils élimineront au passage même les "bons" immigrés. Seule solution de survie pour ces bons immigrés, nous explique Michaël L.R. en conclusion : voter Le Pen ou Zemmour qui, eux, sauront rétablir l’ordre avant que tout cela n’arrive. Le tout est agrémenté d’images d’armes, de guerre et... de zombies de films d'horreur illustrant les immigrés "barbares".

Des immigrés selon Michaël L.R.

On reste perplexe face à l’œuvre d’un homme qui nous parle de bons et de mauvais immigrés alors qu’il est lui-même parti en Ukraine créer une entreprise proposant ses services aux maîtres-chanteurs et harceleurs en tous genres. Tout comme on reste perplexe sur les discours sécuritaires d’individus capables de fournir des armes à des terroristes. Mais la violence d’extrême droite n’est pas à une contradiction ni à un scrupule près…