Eléments de réflexion
"L'inconscient antisémite de gauche", quelques mythes et réalités

[18/04/2024]  Je partage ici quelques éléments de réflexions concernant les accusations d’antisémitisme pesant sur la gauche radicale. Ces réflexions ne sont qu'une esquisse et je les amenderai si des réactions me permettent de les affiner. Mais je pense qu’elles méritent d’alimenter le débat.


Venons-en à la question : qu’il y a-t-il derrière ces accusations d’antisémitisme ? Il me semble qu’elles recouvrent trois réalités que je vais tenter de décrire ici.


Par Alessio Motta

Des antisémites à gauche, oui… et à droite

La première de ces réalités, la gauche doit y faire face, l'accepter et travailler à la transformer : oui, on trouve bien à gauche des gens qui sont antisémites. Et comme les réactionnaires aiment à le rappeler, certains de ces antisémites se trouvent parmi des gens de confession musulmane. Mais de manière générale, on trouve des antisémites dans toutes les tranches de la société, et pas spécialement à gauche.

Les personnalités politiques qui se sont clairement illustrées par des engagements antisémites ont été nettement plus présentes à l’extrême droite et même à la droite du paysage politique qu’à gauche au cours des dernières décennies. Ce n’est pas un secret, le RN a été fondé par un Waffen-SS et un antisémite notoire, et la génération actuelle du parti a aussi des liens avec des mouvements antisémites. Du côté de la droite "Républicaine" aussi, plusieurs personnalités de premier plan ont eu des engagements antisémites, à l'image d'Alain Madelin et Gérard Longuet, anciens fondateurs du mouvement Occident, qui ont pu devenir ministres sous Chirac et Sarkozy. Plus récemment, Gérald Darmanin n'a été que peu secoué par la dénonciation des propos douteux tenus dans son livre Le séparatisme islamique, où il semble justifier l’antisémitisme des siècles passés en évoquant la politique de Napoléon qui "s’intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaine de milliers de juifs en France. Certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations".

En somme, il y a des formes d’antisémitisme à gauche et à droite, mais celles de droite ont mieux échappé aux projecteurs pendant les dernières années. C'est donc à tort que certains accusateurs prétendent y voir un phénomène concernant spécifiquement la gauche radicale. La plupart des enquêtes d’opinion testant les préjugés antisémites montrent d'ailleurs qu’ils ne sont pas plus élevés à gauche qu’à droite… au contraire, même (cf. graphique ci-dessous dont les données sont extraites cette enquête). C'est le plus souvent dans l'électorat d'extrême droite, puis de droite traditionnelle que l'on trouve des préjugés antisémites, la gauche radicale venant au troisième rang.

Antisionisme et antisémitisme, entre accusations de mauvaises foi, ambiguïtés et autocensures

Il y a donc évidemment des formes d'antisémitisme à gauche, mais c'est souvent par méconnaissance de la réalité que de nombreux citoyens croient que c'est là qu'elles sont le plus installées. Mais c'est aussi en raison d'accusations de mauvaise foi, qui inondent d’autant mieux les réseaux sociaux que les guerres d’invectives sur Twitter sont propices aux déformations rapides de la parole des uns et des autres. Il m'arrive très souvent de critiquer les prises de paroles de Jean-Luc Mélenchon, mais j’avoue n’avoir toujours pas compris comment le tweet qu’il a publié le 7 octobre 2023 a pu, en quelques minutes à peine, conduire des milliers de gens à le traiter d’antisémite. On peut être en désaccord avec ses mots pour diverses raisons, mais difficile d’y trouver une marque d’antisémitisme. La magie des réseaux et du storytelling a pourtant conduit des millions de citoyens qui ne l’avaient pas lu à considérer le jour même qu’il était antisémite… quand d’autres personnalités moins polémiques pouvaient tenir à peu près le même discours sans recevoir un tel stigmate. L'un des arguments fréquemment mobilisés contre Mélenchon ce jour-là consistait d'ailleurs à dire que son propos n'était pas vraiment antisémite, mais qu'il l'était tout de même puisqu'il visait à ménager la "frange antisémite" de son électorat.

De nombreuses interventions publiques de militants ou représentants de gauche contre la politique menée par Israël ont subi précisément même sort dans les mois suivants, surtout quand ces représentants utilisaient le mot "antisionisme". Ils se voyaient constamment accusés d'occulter les horreurs du 7 octobre, de n'avoir pas condamné le Hamas et de n'avoir eu aucun mot pour les otages, même quand ces accusations étaient purement fausses. Ces accusations avaient le plus souvent lieux sur les réseaux sociaux et les plateaux télévisés, espaces où il est particulièrement facile de lancer une accusation fausse dans un flux qui ne sera pas soumis à la correction et au débunkage. Le discours peu lisible des élus LFI sur la qualification du Hamas comme organisation terroriste a facilité ces accusations, mais beaucoup de personnalités politiques et médiatiques qui ont contribué à cette déformation de l’information sont conscientes du jeu de manipulation auxquelles elles ont joué.  Et savent, au fond, qu’antisionisme et antisémitisme ne sont pas toujours la même chose.

Il est vrai que la notion d’antisionisme pose de nombreux problèmes. Parce qu’elle est mal définie, chacun met ce qui l’arrange derrière ce mot. Un grand nombre de gens à gauche diront que l’antisionisme, c’est la dénonciation de la politique d’extension de son territoire menée par Israël. La colonisation, en somme. Alors que des islamistes, militants d'extrême droite et un grand nombre de gens soutenant le pouvoir Israélien tombent d’accord pour affirmer que l’antisionisme est une volonté pure et simple d’annihiler Israël.

Incertain dans son sens, le mot est d’autant plus délicat à utiliser qu’il est devenu, depuis les années 2000, un puissant stigmate dans l’espace public français. Se revendiquer antisioniste, même si on cherche juste par ce terme à s’opposer à la politique de colonisation en Palestine, c’est, chacun le sait, s’exposer à être traité d’antisémite. Résultat, un grand nombre de celles et ceux qui souhaiteraient s’affirmer antisionistes et donner à ce terme une définition modérée et pacifique préfèrent finalement ne pas l’utiliser du tout, de peur d’être considérés à tort comme antisémites. Conséquence quasi-tautologique : les pacifistes qui utilisent le mot et tentent d’en faire une réappropriation maîtrisée manquent de soutiens publics, et on trouve donc derrière ceux qui se revendiquent "antisionistes" une surreprésentation de tendances antisémites. Mais c’est en grande partie un effet d’optique lié à la stigmatisation du mot. Si le fait d’être "de droite" devenait un puissant stigmate, seuls les gens d’extrême droite et les plus fervents militants de droite continueraient à utiliser le mot, les autres l’abandonneraient... Toujours est-il que l'ambiguïté historique du mot devrait conduire à l'abandonner au profit de termes plus clairs et évitant la confusion entre racistes et pacifistes.


Anticolonialisme et critique de l'Occident, des réalités bien présentes derrière l'accusation d'antisémitisme

Cependant, il y a bien un inconscient singulier derrière le rapport qu’entretient une très grande partie de la gauche vis-à-vis d’Israël. Cet inconscient conduit les militants à dénoncer plus souvent les crimes d’Israël que ceux commis au Yémen et dans l’essentiel des pays du Sud. Cet inconscient a quelque chose de profondément culturaliste, mais prétendre qu’il est antisémite est une erreur de lecture profonde. L’antisémitisme est un racisme qui consiste à valider des préjugés négatifs sur les juifs où, a minima, à valider des préjugés tout court sur les juifs, à les voir comme "différents". Or, bien souvent, c'est tout le contraire. L’essentiel des militants de gauche avec qui j'ai échangé sur le sujet semblent penser au plus profond d’eux-mêmes qu’il n’y a pas de sentiment d’altérité vis-à-vis des juifs ou d’Israël.

Dans le fond, ces militants pensent la même chose que les pro-Israéliens qui affirment que, malgré son emplacement au Proche-Orient, Israël est un avant-poste de la société occidentale. Ils voient dans Israël une société très proche de la nôtre. Souvent, ils dénoncent la violence ou le fanatisme des régimes de quelques pays musulmans avec une sorte de fatalisme, car ils se sentent désemparés face à des sociétés engluées dans des institutions et croyances liberticides... Mais lorsque la violence ou le fanatisme viennent d'Israël, ils les dénoncent avec une rage intense, justement parce qu'ils s'identifient davantage à ce pays. Parce que de leur point de vue occidental, la population Israélienne est dotée plus de moyens que dans la majorité des pays du monde pour s'extraire de l'obscurantisme. L’inconscient qui structure le rapport de la gauche radicale à Israël ne vise pas les juifs. Il vise l'Occident en général. Il est fondé sur l’idée qu’Israël est une démocratie libérale parmi d’autres dans le monde occidental, doit se comporter comme telle, et que nous sommes donc mieux placé pour juger de ses valeurs et de ce qu’il en fait.

La gauche radicale française déteste l’extrême droite israélienne au pouvoir comme elle déteste l’extrême droite française. Elle déteste que des colons israéliens viennent s'installer sur les terres palestiniennes comme elle a détesté la guerre menée en Irak par George W. Bush. Elle déteste entendre des interviews du Premier ministre ou de colons israéliens fanatiques qui affirment que la terre qu'ils foulent leur a été donnée par Dieu il y a des milliers d’années, comme elle a détesté voir un pape se rendre en Afrique pour dénoncer le préservatif et l’IVG. Elle déteste les violences commises par le régime Israélien comme elle déteste que la France vende ses armes aux dictatures. Elle déteste tout ce qu’elle entend sur l’extension des colonies Israéliennes en Palestine, comme elle a détesté la colonisation européenne.

C’est bien de cela qu’il s’agit. L’anticolonialisme est loin d'être toujours un vernis pour cacher l’antisémitisme. L’anticolonialisme est une réalité. En somme, la gauche radicale déteste tout ce qui ressemble à une colonisation venant d’Israël parce que, et c’est un point de clivage majeur avec la droite, elle pense qu’il faut protéger le reste du monde de la société occidentale, et non l’inverse. Les militants de gauche radicale sont le plus souvent porteurs d'un regard profondément critique sur l’histoire des sociétés occidentales. Les luttes contre la décolonisation puis pour le climat les ont conduits à entretenir une conscience aigüe de tous les aspects funestes du rôle joué par l'Occident à partir du deuxième millénaire : extermination des peuples amérindiens, construction d'une industrie de l'esclavage à échelle mondiale, Shoah, destruction des écosystèmes et espèces animales, dérèglement climatique et, bien entendu, colonisation des peuples du Sud. Cette gauche tend à considérer que la population et les dirigeants israéliens, dont une grande partie sont originaires du monde occidental, sont aussi bien placés que les européens pour retenir les leçons du passé et ont donc, au même titre que tout l'Occident, un devoir de pacification et même une dette à régler vis-à-vis du reste du monde.

Bien entendu, cette vision du monde est discutable. A gauche, certains répondront que le biais culturaliste qu'il y a derrière doit être remis en question, et on ne saurait leur donner totalement tort. A droite, certains répondront qu'"on ne va pas passer notre vie à culpabiliser et nous excuser du passé", d'autres appelleront ça du racisme "anti-Occident", du "racisme antiblancs" ou de l'"autoflagellation". Après tout, appelons ça comme on veut, mais pas de l'antisémitisme.