Manifs, violences, blocages, chantages...
Comment soulever des mobilisations efficaces ?

[11/04/2022]
Depuis la fin des années 2000, la plupart des grands mouvements sociaux s'achèvent sur des échecs. Ce constat pose une question évidente aux organisations de mobilisation : comment soulever des actions collectives efficaces ? Cela fait plus de dix ans que cette préoccupation est au cœur de mes recherches. Dans les paragraphes qui suivent, je partage une réflexion qui me semble cruciale si ces organisations veulent que les mobilisations de demain cessent d’être un gâchis d’énergie.


Ce n’est qu’un point de départ. Celles et ceux qui veulent aller plus loin peuvent consulter mes ouvrages (Antimanuel de socio, dont ce texte est issu, et Sociologie des déclenchements d’actions protestataires). Mais surtout, cette réflexion doit vivre, grandir, se concrétiser… N’hésitez donc pas, via mes réseaux sociaux, à m’embarquer dans vos discussions, débats, réflexions et critiques !

Par Alessio Motta

Les façons de contester ne sont pas infinies. Personne ne songe à protester contre la décision d’un patron en lui glissant les doigts au fond du nez. Il existe des façons de protester reconnues et partagées, d’autres non. Avant le 19e siècle, une façon assez reconnue de protester contre une autorité était de saccager ou de faire un grand boucan à base de casseroles pendant le mariage d’un notable ou un autre événement. Aujourd’hui ça ne se fait plus trop : depuis le 19e siècle, nos sociétés connaissent ce que l’historien et sociologue Charles Tilly a nommé un nouveau "répertoire d’action collective". Beaucoup de nos protestations collectives ont pris des formes très organisées et pacifiées : la manifestation de rue, la grève, la pétition… Les répertoires d’action collective, ce sont ces ensembles de techniques de protestations dans lesquelles on pioche de façon plus ou moins évidente lorsque l’on organise une action collective. Ils dépendent des époques, mais aussi des groupes qui agissent. Si êtes prof, vous avez peut-être déjà fait grève, manifesté ou occupé des salles de classe. Si vous êtes un routier mécontent, vous avez plus de chances d’avoir déjà participé à une "opération escargot". Si vous vous êtes mobilisé contre une construction dans votre quartier, vous êtes sans doute passé d’abord par une pétition.

Il existe différentes façons d’utiliser un répertoire, et différentes possibilités d’improvisation. Des fonctionnaires peuvent par exemple décider de faire grève, de manifester ou de combiner les deux. Quand ils manifestent, ils peuvent le faire de diverses façons, avec différents panneaux, slogans, chansons, déguisements… Cela ne signifie pas que les possibilités soient infinies. Les gens qui organisent des mouvements de contestations n’en sont pas toujours conscients, mais les répertoires d’action collective sont pour eux à la fois un trésor et une prison.

Ils sont un trésor car ils leur offrent, là, sous le nez, des moyens d’agir. Que feraient les syndicalistes d’aujourd’hui si leurs ancêtres n’avaient pas rendu célèbre la manifestation et la grève ? S’ils ne connaissaient pas de moyens de protester bien établis ? Peut-être qu’ils essayeraient d’en inventer, peut-être qu’ils n’y penseraient pas. Vous voulez protester contre la construction d’une usine bruyante et odorante sous les fenêtres de votre résidence, il y a de fortes chances qu’avec quelques voisins, vous envisagiez d’organiser une pétition. Mais si, avant vous, aucune pétition n’avait jamais existé, si vous n’aviez jamais entendu parler d’une chose telle que la pétition, le plus probable est que vous ne penseriez pas à l’inventer. Il existe un tas de situations dans lesquelles nous souffrons, nous sommes frustrés, en colère, mais dans lesquelles nous n’organisons jamais d’action de protestation digne de ce nom, parce que rien n’a été inventé. Avant #metoo, avant que des femmes n’inventent la dénonciation publique de viol, que faisaient la quasi-totalité des victimes (surtout si elles n’avaient pas de preuves pour aller au tribunal) ? Elles gardaient ça pour elle ou en parlaient en petit comité, ça n’allait pas plus loin.

Sortir des clous

Les répertoires sont aussi une prison : ils enferment les personnes qui organisent des mobilisations dans un nombre limité de schémas pré-écrits, et empêchent le plus souvent d’envisager des moyens d’agir plus efficaces. Vous faites partie d’un groupe de voisinage d’une rue calme. Suite à une déviation, le trafic s’est beaucoup intensifié dans cette petite rue. Le bruit vous dérange et les voitures circulent vite, vous craignez pour vos enfants. Que faites-vous ? Encore une fois, dans ce type de situations, dans l’essentiel des cas, les gens font des pétitions. Lors d’une enquête sur les façons de se mobiliser, je suis tombé sur un article de presse racontant précisément cette histoire. Les résidents de la rue en question ont fait signer des pétitions, les ont envoyées à la mairie qui les a ignorés pendant des mois. Ils ont finalement été entendus parce qu’ils ont fini par décider de bloquer la rue, avec des panneaux et des accessoires divers. Après coup, ça leur semblait évident : "On habite dans la rue. On peut faire ça tous les soirs". Mais le fait est qu’avant d’en arriver là, il a fallu plusieurs mois de mépris de la mairie et de discussions entre eux. On imagine aisément les discussions entre ceux qui ont commencé à lancer l’idée de bloquer la rue et ceux qui trouvaient que quand même, ça ne se faisait pas, et ont longtemps refusé. Car bloquer des rues ou des routes n’est pas une façon de protester qui va de soi, sauf pour certains groupes, comme les routiers par exemple. Et pour une petite communauté de voisins qui décide de bloquer sa rue, combien de centaines de communautés se sont arrêtées aux pétitions et ont fini par renoncer à leur protestation, faute de réaction de la mairie ?

On pourrait croire que les militants chevronnés sont plus au point sur ce qui est efficace ou non, mais c’est assez faux. Les grands syndicats, par exemple, par leurs tendances bureaucratiques et leurs vieux réflexes, ont tendance à freiner les actions spontanées ou innovantes. Les militants habitués sont fortement englués dans l’idée que la bonne façon de se mobiliser pour le groupe, c’est comme ceci et pas comme cela. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas d’idées nouvelles. Cela signifie que les discussions entre eux les conduisent généralement à opter, beaucoup plus facilement, juste pour une ou deux méthodes qu’ils connaissent déjà, qu’ils considèrent comme la façon normale de faire dans telle situation type. J’appelle ça une réaction collective type. [suite après l'illustration...]

Extrait de cartographie des "réactions collectives types" selon les situations de contestation (cliquez pour manipuler).
Pour plus de détails : Alessio Motta, "Des ré-actions collectives types", Emulations. Revues de sciences sociales, n° 31, 2019

En 2015-2016, j’étais en thèse et salarié d’une université. La direction de la fac a décidé de faire payer des frais d’inscription à ceux qui étaient dans ma situation, alors que nous en étions jusque-là exonérés. Un mouvement de plusieurs dizaines de thésards s’est mis en place et a défini un certain nombre de revendications à porter auprès de cette direction. Avec quelques-uns de mes collègues, nous étions favorables à un mode d’action radical : la rétention des notes. Cela consistait à garder chez nous les copies d’examens des étudiants que nous devions corriger, et à ne transmettre les notes à l’administration qu’une fois que nous aurions obtenu satisfaction. Mais d’autres collègues, proches d’un syndicat pourtant souvent mobilisé, ont repoussé cette proposition et nous ont incité à nous diriger vers des façons de faire plus habituelles. Nous avons passé la totalité de l’année universitaire à nous réunir, à écrire des mails et des tracts, nous avons fait des jours de grève, tout cela a été royalement méprisé par la direction de la fac. Peu avant les examens du second semestre, le petit groupe dont je faisais partie, qui souhaitait la rétention des notes, est parvenu à imposer cette idée. La rétention des notes a eu lieu, la direction de la fac a immédiatement plié.

Cette méthode d’action a fait des émules et, dans les années suivantes, d’autres groupes de thésards ont obtenu de bons résultats dans leurs mobilisations grâce à la rétention des notes. Avec le recul, c’était assez évident : que peut faire une université privée des copies d’examen de ses étudiants ? Elle doit céder quelque chose pour mettre fin au mouvement. Les jeunes chercheurs précaires, payés à la pièce et travaillant dans des conditions minables pour enseigner aux étudiants et corriger leurs copies, ont en fait un pouvoir important. Mais combien de semaines, de mois, d’années, de négociations contre les vieilles techniques de mobilisations, pour parvenir à sortir des clous et mettre en place de nouvelles façons de se mobiliser ?

C’est la même question qui se pose, à grande échelle, aux organisations qui lancent des mouvements de grèves et des manifestations nationales, qui battent le pavé encore et encore, le plus souvent sans résultats. Quand on fait face à des gouvernements qui se moquent bien des grandes manifs, qui sont insensibles aux conséquences d’une grève sur les enfants de l’école publique ou sur les gens qui ont besoin des urgentistes et des sages-femmes (les ministres et leurs enfants vont dans le privé, après tout), que faire ? Comment quitter les vieilles méthodes de mobilisation, réfléchir davantage à ce qui est efficace, faire évoluer les répertoires d’action collective ?

Certains mouvements alternatifs comme celui des Gilets jaunes ont apporté des embryons de réponses à ces questions : les quelques concessions faites par le gouvernement face aux Gilets jaunes sont-elles la conséquence du nombre de gens mobilisés et de la durée de la mobilisation ? Ou plutôt du fait qu’à certains moments, des élus et membres du gouvernement ont fini par se sentir directement menacés par les événements ? Le gouvernement que nous avons connu au cours des cinq dernières années ne semble réagir qu’à la violence, en témoignent également les récents événements en Corse. Je ne voudrais pas que ce texte soit compris comme un appel à la violence. Je cherche simplement à dire la chose suivante : des organisations ou groupes qui souhaitent transformer des choses dans une société ont plus de chance d’y parvenir s’ils sortent des modes de pensée traditionnels, s’ils mènent une réflexion rationnelle sur ce qui est efficace et sur ce qui, manifestement, ne l’est pas ou plus. Il faut chercher ce qui fait réagir plutôt que de fétichiser les vieilles façons de se mobiliser.

Mais sortir des sentiers battus est une chose très difficile. Les répertoires et les méthodes d’action contestataire sont ce que les sociologues appellent des institutions. Elles sont le fruit d’une longue histoire faite de plein de hasards, déterminismes et calculs en tous genres. Beaucoup sont bien installées dans le paysage, dans les traditions des syndicats et dans les réflexes des militants, parfois par plus d’un siècle d’histoire. La plupart des grandes techniques de mobilisation que nous connaissons ont émergé au 19e siècle. Comment faire évoluer ce qui est inscrit dans les habitudes depuis si longtemps ?

Innovations et rupture, quelques clés

Pour trouver des clés permettant de répondre à ces questions il faut regarder là où les choses bougent. Elles ont deux façons de bouger. Tout d’abord, il existe des évolutions historiques qui font émerger de nouvelles façons de protester. Mais il existe aussi des groupes qui, sans rien inventer de vraiment nouveau, protestent avec une bien plus grande liberté que les vieilles machines syndicales qui font référence dans le monde militant.

Parlons déjà des évolutions historiques récentes dans les façons de protester. Les vieilles façons de faire ont la peau dure, mais elles évoluent parfois. Pas toujours vers de nouvelles possibilités, il peut y avoir des reculs : sur les dernières décennies, des députés ont régulièrement proposé de nouvelles restrictions au droit de grève. Rien n’est acquis et des techniques peuvent disparaître. Mais il y a bien, aussi, de petites et grandes innovations contestataires. Dans les nouveautés ces dernières décennies, on trouve par exemple de nouveaux mouvements violents et des méthodes directement liées aux technologies de communication.

Parmi les nouveaux mouvements violents, il y a ce qu’on appelle les "émeutes de banlieues". On les voit souvent comme des sortes de désordres spontanés. Mais, au même titre que les manifestations et les grèves, elles sont des institutions. Jusque dans les années 1980, il y a eu un paquet de bavures policières contre des jeunes de banlieues populaires, et elles n’étaient pas suivies de ces fameuses scènes où des poubelles, projectiles et voitures brûlent et des dizaines de jeunes courent dans la nuit. C’est au tournant des années 1980 et 1990 que s’est installée assez rapidement cette nouvelle tradition, qui s’est inspirée d’exemples étrangers, de fantasmes médiatiques, d’histoires et de mythes locaux.

Pendant cette période, l’association de lutte contre le sida Act Up se faisait remarquer en déroulant un préservatif géant sur l’obélisque de la concorde. Certains mouvements se sont fait une spécialité de réaliser des mises en scènes et actions spectaculaires pour tenter de prendre leur place dans l’actualité médiatique. Il s’agit souvent d’associations liées aux droits des minorités, aux questions de mœurs, à l’altermondialisme ou à l’écologie. Mais pas toujours. Ces actions-spectacles ont pris une nouvelle dimension avec Internet et les réseaux sociaux, où mouvements écologistes ou féministes tentent régulièrement de faire circuler des images et informations qui marquent les esprits. [suite après l'illustration...]

Peinture noire, fumée rouge, banderoles et argent sale.

Pendant l’été 2021, Attac redécorait la Samaritaine et le siège de LVMH pour dénoncer l’évasion fiscale et l’enrichissement des plus grosses fortunes pendant la crise. (Capture d’une vidéo mise en ligne par Attac)

Internet a également rendu possible la diffusion des pétitions en ligne, mode d’action devenu fréquent en quelques années. Il a aussi permis à des personnes qui boycottaient certains produits ou avaient des modes de consommation engagés de se sentir moins seules, de communiquer avec leurs congénères et de rendre leur cause visible. Jusqu’à la fin du 20e siècle, l’essentiel des végétariens dans le monde l’étaient pour des raisons qui tenaient à des traditions religieuses ou culturelles. Le développement du végétarisme et de la préoccupation pour les vies animales sur les dernières décennies s’est fait essentiellement grâce aux prises de paroles de chanteurs, actrices et autres célébrités jusqu’aux années 2000, puis grâce aux réseaux sociaux et nouveaux médias en ligne. De même, on l’a vu plus haut, pour la dénonciation des violences sexuelles.

Finissons avec un mot sur des groupes qui, sans être profondément novateurs, testent de façon assez libre des modes d’actions divers. Si l’on regarde les données disponibles sur les façons de se mobiliser des différents groupes sociaux, on constate que les groupes qui utilisent les éventails de techniques les plus larges sont souvent ceux réputés "de droite" (ou du moins pas de gauche) : les artisans, commerçants, médecins libéraux, patrons d’exploitations agricoles… Ces groupes empruntent des méthodes de protestation traditionnelles aux mouvements de gauche, mais cherchent en même temps à se distinguer d’eux. Du coup, on trouve dans leurs mobilisations des mélanges variés et parfois étonnants de manifestations, mises en scènes, saccages, lobbying, blocages routiers et autres chantages, sans que l’une de ces techniques ne domine très nettement. Le fait que les Gilets jaunes aient été peuplés d’un grand nombre de gens ne se considérant pas comme "de gauche" a d’ailleurs aidé ce mouvement à s’éloigner des clous.

Vous souhaitez trouver des façons efficaces de défendre une cause ? Ne regardez pas vers ceux qui font toujours pareil. Inspirez-vous de ceux qui osent se différencier. Repensez à l’histoire de la rétention des notes ou à ces voisins qui bloquent leur rue, et entourez-vous de gens prêts à comprendre que, pour tenter autre chose, il suffit de le décider. Cherchez l’efficacité en pensant à toutes les compétences intellectuelles et techniques que vous avez sous la main (informatiques, physiques, bureaucratiques…). Imaginez, dans le contexte où vous vous situez,  quels pourraient être  tous les moyens de bloquer ou faire chanter ceux qui ont le pouvoir de céder à vos revendications.